La nuit venait de tomber, rien ne semblait pouvoir troubler la douce quiétude de ce quartier résidentiel. Après plusieurs jours d'enquête et de filature, les espions du Cercle avaient trouvé l'adresse de l'individu. Une maison de ville ancienne mais qui avait l'air bien entretenue. Une maison pour des personnes sans histoires normalement.
D'ordinaire j'envoyais les émérites pour effectuer ce genre de mission sur le terrain. Mais cette fois ci j'étais excité de mener les opérations en personne... Comme au bon vieux temps ! Il fallait montrer aux troupes qu'un Maître tel que moi était capable de se salir les mains de temps à autre... Les rapports qu'il avaient reçu étaient formels. Le mystérieux associé de cette ordure de Silas Parsons résidait ici. Silas ce wendigo qui s'imaginait qu'il pouvait s'opposer à moi et tenter de me la mettre à l'envers sans en subir les conséquences... Et voilà que maintenant cet individu associé à lui était aperçu au Succubus, lieu soupçonné par les dirigeants du Cercle d'être un repaire d'anarchistes... Le soir même où un nouveau né vampire procréé illégalement aurait pu mettre en danger le secret de notre espèce ! C'était trop de coïncidences pour être un pur hasard. Est-ce que Silas se sentait assez audacieux ou stupide pour oser faire ses petites manigances dans MA propre ville ?

Je devais en avoir le cœur net et mettre la main sur cet intermédiaire toujours présent au mauvais endroit. Il habitait avec une jeune femme qui n'avait pas l'air mêlée à tout ceci. Néanmoins il faudrait rester vigilant.
Avant de m'approcher de la maison, j'ordonnais aux émérites présents de rester cachés dans les environs et de n'intervenir qu'à mon signal au cas où les choses tourneraient vinaigre.

Je ne dénotais pas dans le paysage. J'avais laissé mes beaux costumes à la maison. Je portais des vêtements modernes comme n'importe quel jeune homme de cette époque. L'ensemble était confortable et solide pour ne pas gêner les mouvements s'il y avait un peu d'action.

Arrivé sur le perron, je sonnais à la porte d'une main nonchalante. Après quelques instants c'est la femme qui ouvrit. Je jouais le rôle du gars sympathique, un peu gêné par une demande étonnante.

- Bonsoir ! Désolé de vous déranger...

D'une main je commençai à m'appuyer contre le linteau de la porte et à m'approcher doucement. Mes yeux plongèrent dans les siens. Je voulais inspirer confiance. Je plaçai mon pouvoir dans mes mots, dans ma voix, dans mon regard... Je me faisais araignée tissant mon envoutement autour de ma victime.

- Je suis qu'un simple voisin venu dire bonjour, une présence agréable à qui vous aimez parler. Vous allez m'accueillir chez vous. Nous sommes de très bons amis n'est-ce pas ? Regardez moi dans les yeux...

La lutte mentale ne dura pas longtemps. La dame chancela un instant mais mon esprit cajola le sien, l'intimant à ne ressentir aucune peur. J'étais seulement un ami de passage à la maison.
Les sens en alerte, j'entrai dans la demeure et me dirigeai vers ce qui semblait être le salon. Je commençai alors mon interrogatoire avec douceur pour renforcer l'illusion de confiance entre nous. J'appris rapidement qu'elle s'appelait Anya Muller, qu'elle était seule en ce moment à la maison et que le dénommé Keegan était sensé rentrer bientôt...
Je l'invitais à s'assoir à mes côtés sur le canapé.

- Oh et puis on peut se tutoyer nous sommes amis non ? En attendant Keegan... Et si tu m'en disais plus sur lui ? Je me rapprochai d'elle en adoptant le ton de la confidence, presque un murmure. Tu as envie de me dire tout ce que tu sais sur Keegan... Mon ton était faussement apaisant, c'était un ordre.

Lorsque la porte d'entrée s'ouvrit au loin et que des bruits de pas se firent entendre, Anya était devenue totalement docile sous l'effet de l'enchantement. Evidemment je ne pouvais pas lui demander n'importe quoi mais elle ne serait plus un obstacle. Une impatience commençait à monter en moi. Cette humaine s'était lancée dans une tirade de banalités joviales à propos de son ami. Rien d'intéressant pour mon enquête, c'était pathétique. J'allais devoir tirer les vers du nez du principal intéressé...
Pour l'instant tout avait été trop facile. Mais c'est maintenant que les choses sérieuses allaient débuter. Vu comment il tournait autour du surnaturel ce Keegan n'était peut-être pas humain. Je restais sur mes gardes tandis que mon visage reprenait un masque aimable.  

- Salut c'est toi Keegan ? Anya me parlait justement de toi et j'avais hâte de te rencontrer ! Moi c'est Amadeo, enchanté !

L'humaine m'avait ennuyé par contre. Qu'elle aille faire un tour. Je lui lançai une instruction simple qui n'allait pas mettre en danger son envoutement.

- Anya va chercher une bière pour Keegan il doit être... assoiffé.

Elle s'exécuta tandis que je poussai un soupir, tant de soulagement que les banalités cessent mais aussi de regret sincère pour ce qui allait suivre... Je reportai mon attention sur le nouveau venu.

- Elle m'a dit que vous étiez amis de fac... C'est cool que vous soyez restés en contact ! Mais y a un détail de l'histoire que je n'ai pas bien saisi. Comment ça se fait que tu aies atterri ici à Vancouver ?

La petite supérette du quartier est quasiment déserte et seul le ‘bip’ de la caisse enregistreuse scannant les articles vient accommoder cette quiétude. On peut même apercevoir le journal du jour négligemment posé à la page des mots-croisés et déjà rempli de quelques mots bien trop soutenus comme cucurbitacée, anamnèse ou redingote. Ce passe-temps s’accorde fort bien à la dégaine du caissier, un petit papi malingre à l’air passablement agacé et sans doute proche de la retraite. Sa voix au ton sec brise subitement la quiétude du lieu :

« Vous avez une pièce d’identité ?
- Oh ça va, j’ai l’air d’avoir moins de dix-huit ans ?
- Pas de pièce d’identité, pas d’alcool. »

J’ai comme l’impression qu’il juge un peu mes courses constituées uniquement de chips et de rhum. Inutile de lui expliquer que c’est pour une amie qui vient de se faire larguer et à qui j’ai promis une soirée série débile pendant laquelle on picolerait. Il faudra au moins ça pour aider Anya à se remettre de ses récents déboires amoureux et de son pompier qui l’a largué. Triste, mais fort heureusement la tristesse est soluble dans l’alcool. Je soupire et tâte mes poches une seconde pour lui trouver ce qu’il demande. Je paye puis quitte la boutique avec mes courses sous le regard méprisant du vendeur peu sympathique.

Quelques minutes de marche à peine et je suis enfin devant la vieille petite maison qui me sert de foyer temporaire. Avec un geste qui est devenu une habitude, je déverrouille la porte et rentre, regagnant la chaleur lumineuse de la maison et fuyant le froid nocturne. Je vais rapidement déposer le sac de courses dans la cuisine avant de rejoindre le salon, découvrant Anya avec une autre personne inconnue. J’ignorais qu’elle attendait quelqu’un. Je m’arrête à l’entrée de la pièce, légèrement étonné, puis il commence à parler et l’incrédulité remplace la surprise. Pris de cours, je réponds tout juste avec une éloquence désarmante :

« Heu... Ok. » Comment ça elle lui parlait de moi ? Pourquoi ? Et d’où il sort ? D’habitude elle prévient quand elle ramène quelqu’un, surtout quand le plan est de picoler. J’avise un instant la jeunesse du nouvel ‘ami’ d’Anya et avec un ton un peu moqueur visant à dissiper la gêne, je demande à ma pote : « Mais t’es devenue une cougar maintenant ? »

Après tout, certaines personnes prennent des décisions bizarres après une rupture, mais ce n’est vraiment pas son genre. Elle est plus le type de personne qui va se plonger dans son travail ou dans un projet personnel pour s’en remettre plutôt que d’aller récupérer le premier venu pour le ramener chez elle. Encore moins quelqu’un qui a l’air à peine entré dans l’âge adulte. Curieusement, elle ne répond pas, laissant un silence inquiétant s’étendre dans la pièce. De ma vie, je ne l’ai jamais vu ne pas répondre à une remarque de ce genre pour me dire de fermer ma gueule. Impossible qu’elle n’ait pas entendu pourtant. Je fronce les sourcils, ne comprenant pas bien cette non-réaction de la part de mon amie. Plus surprenant encore, il lui demande même d’aller me chercher une bière avec une formulation qui tient plus de l’ordre que de la demande. Même sa requête est bizarre, pourquoi ne pas en réclamer une pour lui-même également ? Et elle s'exécute, quittant le canapé sans un mot pour traverser le salon jusqu’à la cuisine. L’air soucieux, je la regarde se rapprocher et alors qu’elle passe à côté de moi je l’appelle avec un ton interloqué et inquiet :

« Anya ? »

Pas de réponse. Pas un regard.
Que se passe-t-il ?

Je l’ai entendu un nombre incalculable de fois dire à tout un tas de gens ‘T’as des jambes non ? Bah va le chercher ton truc !’ et pourtant, rien. Pas un mot. Pas une réaction. Il y a un truc qui cloche. Qu’est-ce qui pourrait bien la mettre dans un état pareil ? Pas la drogue, elle ne se drogue pas. J’hésite à la rejoindre dans la cuisine pour la secouer un peu pour essayer de comprendre ce qu’il se passe, mais la voix de l’inconnu, Amadeo, m’arrache de mes pensées inquiètes et tout devient de plus en plus bizarre. C’est quoi cette question étrange ? Je pourrais simplement l’envoyer chier, mais je ne comprends pas assez la situation pour faire ça.  Restant toujours à l’entrée de la pièce, je croise les bras, mal à l’aise, et réponds avec un ton contenant une pointe de sarcasme cachant l’incrédulité :

« J’en avais marre de me taper des températures négatives. »

C’est tout de même bien étrange comme question. Cela dit, les gens étranges ça existe. Me sentant un peu ridicule planté là comme un con, j’avance un peu dans la pièce, et à mesure où je m’approche j’ai une sensation bizarre qui ne me semble pas tout à fait nouvelle, mais bien loin d’être familière. Un frisson. Un malaise. Depuis que j’ai rencontré Cal, j’ai cru comprendre que certaines sensations pouvaient être en lien avec des gens pas tout à fait humains. Est-ce que c’est le cas ? Est-ce que ce gars est un wendigo ? Autre chose ? Quel genre de chose ? Ou alors peut-être que je deviens complètement parano. Au milieu de la pièce, suspicieux, je le fixe. Avec une intonation bien moins neutre que ce que j’aurais souhaité, je lui demande :

« T’es qui au juste ? Qu’est-ce tu fais là ? »

Peut-être que je m’alarme pour rien. Peut-être qu’Anya est très touchée par sa rupture et a pété un câble puis décidé de choper un petit jeune. Ça n’expliquerait pas son absence de réaction cela dit. J’aimerais bien comprendre.