La garde est enfin terminée. Même si l’alarme retenti maintenant, je n’ai plus à m’en soucier. Je passe rapidement sous la douche, enfile des vêtements civils et cherche a récupérer Shadow qui doit traîner quelque part. Je le retrouve, rouler en boule, sur mon lit, son lieu de prédilection. Lorsqu’il me voit arriver avec le sac à dos, il s’étire longuement, prenant son temps avant de grimper d’un bond souple dans son espace. Avec précaution, j’enfile les sangles, je pose un casque sur ma tête et je grimpe sur mon vélo.

La distance est faible entre la caserne et mon appartement, mais rouler un peu après le service me fait du bien. Nous passons à l’épicerie du coin avant de rentrer. Une fois chez nous, je rends la liberté à mon matou qui retrouve son arbre à chat et sa place favorite. Depuis que je l’ai ramassé, chaton, dans les poubelles, que je l’ai nourri au biberon, il ne me quitte plus et c’est également un peu la mascotte de la caserne.

Les courses rangées, je m’installe sur le canapé, allume la télévision et épluche les dernières notifications de mon téléphone. Un message d’Anya m’est parvenu durant le trajet qui me demande si j’ai un peu de temps à passer avec elle. Je l’ai rencontré récemment, dans un bar. On a sympathisé, on s’est revu, on a couché ensemble. Et depuis, elle me voit comme son mec attitré. C’est une fille vraiment gentille et je ne lui ferai aucune peine, même si je ne me vois pas finir mes jours avec elle.

Je lui propose, toujours par texto, de passer la prendre pour aller dîner à l’extérieur avec apéro au préalable dans un bar branché, lui évitant ainsi de se mettre en cuisine, ce qu’elle accepte avec une rapidité fulgurante. Le reste de l’après-midi est consacré à la détente, sommeillant sur le canapé en compagnie de Shadow.

A 18 heures tapante, je suis dans la longue ruelle, où toutes les petites maisons se ressemblent. L'exercice consiste à présent à trouver la bonne. Tournant dans le quartier pour trouver une place pour me garer. J’aurai dû prendre les transports en communs, ça aurait été nettement plus pratique, même si l’éventualité de rentrer en taxi ne m’enchante guère. Parce que je sais déjà comment ça va se finir. Après le resto, elle va m’inviter à prendre un dernier verre, que j’accepterai, évidemment, puis ça finira au lit et à quatre heures du mat’, les bus ne sont plus ou pas encore en service.

Après avoir sillonné quelques rues, la chance me sourit enfin. Vêtu d’un jeans noir, d’un sweat blanc recouvert d’un blouson en cuir, je remonte l’avenue menant à l’habitation d’Anya, les mains enfoncées dans les poches.

J'emprunte le petit chemin qui mène vers la maisonnette d'une petite foulée et me plante sur le perron. Devant sa porte, je réajuste mon sweat et passe rapidement une main dans mes cheveux, avant d’appuyer sur la sonnette.

Des pas feutrés se font entendre de l’autre côté de l’huis, imprimant un froissement de mes sourcils. Il ne me semblait pas qu’elle avait une démarche aussi lourde. Un tour de clef et le battant s’ouvre en grand sur un jeune homme. Perplexe, je recule d’un pas, regarde le couloir, examine le nom sous l’interrupteur et plisse les paupières.

- Vous êtes qui  ?

Mon ton n’est pas agressif, mais il n’est pas non plus des plus sympathique. Elle ne m’a jamais parlé d’un frère ou d’un lointain cousin.

- Je ne crois pas m’être trompé d’appartement. Je viens chercher Anya. C'est marqué qu'elle habite ici. Alors à moins qu'elle ait changé d'apparence en quelques nuits, il me semble que vous n'êtes pas Anya.

Trait d'humour un peu léger, histoire de détendre l'atmosphère. Prudent, je tente de jeter un coup d’œil à l’intérieur de l’habitacle, m’assurant que je ne me trouve pas devant un cambrioleur, voir pire. Mon métier laisse de sacrés stigmates dans ma mémoire. Et j’ai déjà ramassé quelques cadavres en présence de leur meurtrier qui jouait les conjoints épleurés.

- On avait rendez-vous, je dois passer la prendre.

« Mais ferme ta gueule Mérédith un peu. »

Je suis à deux doigts de lancer un truc sur la télé tant elle m’exaspère. On sait que la vie va mal quand on se retrouve coincé dans un canapé à moitié à poil à regarder Grey’s Anatomy. Je jette un œil vers l’assiette qui trône sur la table basse devant moi et soupire en la découvrant tristement vide. J’ai encore la dalle. Malgré tout ce que je bouffe, la faim persiste et je commence à m’inquiéter de ne pas pouvoir la combler par ce que l’on peut trouver en supermarché. J’arrive à étouffer l’effroi qui essaie de me saisir en me répétant qu’il me reste encore quelques provisions ramenées de Winnipeg, mais les réserves se vident et le moment fatidique approche.

Je m’extirpe du canapé, balayant difficilement cette peur tenace et poisseuse, essayant de me concentrer sur le présent. Je me lève, ramasse l’assiette vide et me dirige vers la cuisine pour aller de nouveau piller le frigo, mais un son étrange m’arrête brusquement, me figeant sur place. Un bruit métallique venant de la porte. Immobile, à quelques mètres de l’entrée, les sourcils froncés, j’écoute. J’identifie finalement le son caractéristique d’une clef qui s’enfonce dans une serrure faisant trembler la porte. A ma connaissance, personne d'autre qu’Anya n’a les clefs de sa maison. Elle n’avait même pas de double à me passer. Le verrou fait un tour, la poignée s’abaisse et la porte s’ouvre sur un gars qui n’a clairement pas l’air d’un voleur. Ou alors le voleur le plus surpris de l’histoire des voleurs. Et le plus beau gosse aussi. Il me regarde, incrédule. Je le regarde, étonné. On doit avoir l’air de deux bon débilos qui ne pigent rien à rien. J’arque un sourcil quand il explique être venu chercher Anya. C’est donc pour ça qu’elle utilise la salle de bain depuis un temps qui semble être une éternité. Tout s’explique. Et je crois qu’elle m’en avait dit un mot, mais ça m’était sorti de la tête. Et voilà qu’au lieu de tomber sur la jolie propriétaire de la maison, il tombe sur moi, avec mon pantalon de jogging et mon sweat zippé complètement ouvert et rien en dessous. Clairement pas l’accueil qu’il devait attendre. Et pourquoi il a les clefs ce con d’ailleurs ?

Sans retenir le sourire moqueur qui se peint sur mes lèvres, je pose l’assiette vide sur un meuble à portée et me tourne légèrement vers l’escalier vide, m’adressant directement à ma pas si sage colocataire en levant suffisamment la voix pour qu’elle puisse m’entendre depuis la salle de bain à l’étage :

« Anya, c’est pas parce que tu trouves un mec canon que tu dois lui filer les clefs de ta baraque. C’est bizarre. »

Et dire qu’un jour elle m’a fait la morale pendant plus de quarante minutes sur le fait que c’est dangereux de ramener des inconnus chez soi pour les pécho, quel foutage de gueule. Pas de réponse depuis le haut des escaliers. Elle ne m’a probablement pas entendu. En tout cas, elle n’a pas fini d’en entendre parler de cette histoire. Je me retourne vers le type. Jolie prise en tout cas. Il faudra que je la félicite. Elle a bien changé l’étudiante sage et studieuse de la fac pour réussir à se ramasser des mecs pareils. Je fais signe au nouveau venu et lui dis :

« Oui bah rentre, hein. Elle est sous la douche. »

Ou alors je suis en train de faire rentrer un gars chelou chez elle, un stalker qui aurait fait un double de ses clefs, un maniaque qui l’aurait suivi. D’ailleurs ces hypothèses-là sont bien plus probables que le fait qu’elle ait réussi à se lever un mec pareil. Une pensée peu charitable pour elle, j’en conviens, mais elle a toujours été plus du genre à chercher l’homme de sa vie pour lui faire des bébés que d’aller trouver des plans culs bodybuildés. Jugeant cette histoire bien plus divertissante que les épisodes de Grey’s anatomy qu’on entend doucement en fond sonore, je reprends avec un ton malicieux :

« Alors du coup c’est toi le futur père de ses enfants ? Ou alors tu viens juste pour une partie de baise ? »

Anya va vouloir me tuer.

Debout dans le salon, je me sens comme un intru qui fait irruption dans la vie bien orchestrée d’un couple vivant depuis des lustres ensemble. Anya ne m’a jamais parlé de ce gars-là, qu’elle vivait avec un homme. J’aurai apprécié le savoir. Elle est adorable, vraiment, mais c’est le genre de « détail » qui peut éviter bien des quiproquos sensibles. Je ne suis pas spécialement jaloux, mais j’aime les situations claires. Qu’elle souhaite une union libre, ok, nous ne sommes plus en 1900 mais un partage d’information, serait plus que bienvenu. De plus, je ne suis pas très adepte du partage à ce niveau-là.

De même taille que moi, on se regarde un peu en chien de faïence, puis j’abaisse mon regard, le détaillant sans la moindre gêne. Ouais, y’a pas de doute, il est ici, comme chez lui. Reste à déterminer son rôle. Vu sa posture, ce n’est pas l’homme de ménage. L’assiette qu’il tient, est posée négligemment sur un meuble. Sans le moindre doute, je mets ma paie en jeu, pariant sur le fait qu’il va l’oublier à peine le dos tourner.

Je sais exactement où se trouve la salle de bain, pour l’avoir utilisée à plusieurs reprises. Le son de la douche est reconnaissable et ce n’est pas en braillant comme un dérater qu’elle va entendre quoi que ce soit. Durant un bref instant, je suis tenté d’aller la rejoindre, juste pour le faire mousser un peu. Il vit peut-être ici, mais c’est moi qui profite de ses faveurs. D’ailleurs c’est quoi ce commentaire sur mon physique. Oui, c’est flatteur mais pas de la part de ce mec-là.

- Elle m’a donné un double l’autre jour, vous… tu ne devais pas encore être là, car elle est partie quelques jours, pour que j’arrose les plantes. Je l’ai gardée et voilà.

Mais pourquoi je me justifie devant lui ? Tout simplement parce que j’ai l’impression qu’il m’en veut d’avoir une clef et pas lui. Quelque part, dans une hiérarchie d’égo, cela me place au-dessus de lui, ce qui me plaît et qui me flatte. Toutefois, je suis certain que cette fameuse clef va bientôt changer de propriétaire, lui revenant de droit, surtout s’il habite désormais avec elle.

J’étouffe un soupire devant cette situation incongrue dont le fin mot arrivera en même temps que la jeune femme. J’avise le canapé qui porte les stigmates d’un récent occupant. La table basse qui, habituellement est impeccable, est maculée de diverses taches, détaillant avec précision, le dernier repas. Ceci n’étant pas mes affaires, je prends place sur le sofa avec un léger sourire, pensant à nos récents ébats, là même où l’homme qui m’a accueilli, pose ses fesses. Je suis sur le point de réitérer ma question, curieux de sa présence et surtout des liens qu’il entretien avec Anya, lorsqu’il me prend de cours.

Son interrogation me laisse perplexe et je tourne un visage interloqué vers lui. Qu’est-ce qui me chante là ? Au niveau de ma relation avec la jeune femme, il n’est nullement question d’enfant. A ce propos, ma main file vers la poche de mon blouson, vérifiant la présence de préservatif. Jamais ce sujet n’a été abordé et il est hors de question que cela se produise. Quant à une partie de jambes en l’air, je ne suis jamais contre, mais il me semble qu’il existe un juste milieu entre les deux.

- Ben écoute, je sais pas qui tu es et ce que tu fous chez ma copine mais je pense qu’il est peut-être un peu tôt pour échanger ce genre de confidence. Maintenant, oui, je suis venu la chercher pour aller au resto et finir la soirée plus intimement. D’ailleurs à ce propos, tu seras encore là, tout à l’heure ?

J’éclate de rire, soudainement. La situation est tellement bizarre que ça en devient risible.

- Il reste des bières dans le frigo ou tu les as toutes flinguée ? Oui, c’est moi qui les avais amenées. Buvons un coup, tranquillement, faisons connaissance, je suis certain que ce n’est qu’un malentendu.

La manière dont il se sent obligé de justifier le fait qu’il ait les clefs est presque mignon. Ça veut dire qu’ils sont ensemble depuis un certain temps aussi. C’est curieux qu’Anya ne m’en ait pas parlé. Quoi qu’elle n’ait jamais été le genre de fille à parler de mecs pendant un temps démesuré et elle est plutôt secrète sur sa vie privée. Faisant comme chez lui, il va s’installer dans le canapé, à l’aise comme un coq de bassecour.

Sa tronche est impayable suite à ma question qui n’a que pour but de l’emmerder. Sans surprise, il esquive, prenant quand même la peine de me signifier qu’il compte bien baiser ma pote plus tard dans la soirée, bien qu’il n'emploie pas ces mots-là. Et si je lui disais que je serais effectivement dans le coin quand ils rentreront, est-ce qu’il fera volontairement plus de bruit pour bien marquer qu’il est le loup dominant qui baise la femelle pendant que l’autre regarde Grey’s anatomy dans son canapé ? Ce serait si drôle et si triste à la fois. Pas même le temps de répondre qu’il enchaîne, soulignant que c’est lui qui avait ramené les bières. J’ai l’impression de voir la version humaine d’un chien qui pisse partout pour marquer son territoire. Je crois que ça m’énerve un peu. Non pas que j’ai des vues sur Anya ou quoi que ce soit, mais elle a toujours été très anti-macho et la première à renier les codes genrés des relations, ou un truc du genre, alors voir ce genre de comportements jusque chez elle me parait… déplacé. Et comme toujours, ma seule réponse à ce type de choses est un sourire ironique et une pointe de sarcasme :

« Je vois que monsieur aime bien marquer son territoire. Évite quand même de pisser sur Anya, c’est pas très poli. » Je réfléchis une demi-seconde, hausse les épaules et ajoute : « Quoi qu’après… chacun ses goûts. »

J’ai à peine fini ma phrase que des bruits de pas rapides se font entendre et Anya déboule dans les escaliers, une serviette de bain nouée autour d’elle à la va vite qu’elle agrippe avec tellement de force que l’on dirait que sa vie en dépend. Elle a dû entendre nos voix au moment où elle a coupé l’eau et s'est souvenue subitement que je suis quelqu’un qui aime un peu trop casser les couilles des gens. Avant même qu’elle ait pu en placer une, je lui demande :

« Dis, il est dominant ton gars, tu l’as trouvé où au juste ? Dans un club bdsm ?
« Par pitié, ferme-là. » Son ton est plein d’exaspération. On pourrait croire qu’elle se serait habituée à mes conneries avec le temps, mais visiblement non. Je crois que je ne l’ai jamais vu aussi rouge de honte. Elle secoue la tête pour reprendre un peu contenance et s’adresse au nouveau venu avec le ton doucereux d’une meuf qui s’adresse au beau gosse avec qui elle a prévu de passer la soirée : « Je suis désolée, j’ai fini plus tard que prévu au travail et je suis en retard. J’ai besoin d’encore un peu de temps pour me préparer. Est-ce que je peux vous laisser seuls, disons… vingt minutes ? » S’adressant toujours au beau gosse, elle ajoute en faisant un vague geste vers moi : « Ne fais pas attention à lui, c’est rien, juste un vieil ami. » Ce serait le moment idéal pour lui rappeler qu’on a déjà couché ensemble à la fac, mais je pense qu’elle n’apprécierait pas particulièrement la remarque. Elle se retourne brusquement vers moi et me dit : « Et par pitié, ne sois pas trop casse-couille. C’est mon petit-ami, alors sois sympa. »

Son regard est presque suppliant mais aussi déterminé. Je sais que si jamais j’emmerde trop son gars, elle va m’en vouloir à mort. En roulant des yeux vers le ciel en signe de ‘c’est beaucoup moins drôle du coup’, j’acquiesce à sa demande et elle remonte les escaliers rapidement pour finir de se préparer. Je soupire et m’éloigne vers la cuisine, attrapant au passage l’assiette sale pour la mettre dans l’évier. J’ouvre le frigo et attrape deux bières, tire un tiroir pour récupérer le décapsuleur qui va avec et retourne nonchalamment dans le salon pour me laisser tomber dans le canapé. Avec un geste rempli d’habitude, je décapsule une bière, la tends au gars, et lui dis :

« Je m’appelle Keegan. Et toi ? » Je décapsule l’autre bière et balance sur la table le décapsuleur et les deux capsules tordues. Je bois une gorgée et reprends : « Et pour répondre à ta question, je suis l’ami ingrat qui emmerde le mec de sa pote alors qu’elle m’héberge parce que c’est la merde pour le moment. » Un résumé concis mais suffisant. « Ravi de te rencontrer. »

Et qu’on ne vienne pas me dire après ça que je ne sais pas faire d’efforts. Je ne sais pas si ça va durer longtemps et je ne peux pas garantir que je ne recommencerai pas à tout faire pour le foutre mal à l’aise, mais au moins j’aurais essayé.

Satisfait de ma mise au point, je m’étire et passe une main sur ma nuque, prenant mes aises. Il n’y pas que lui qui se sent bien ici, même si je préfère nettement mon petit appartement, bien rangé que Shadow s’efforce avec beaucoup d’assiduité à mettre en bazar. Je me tourne vers le bonhomme en ouvrant la bouche, avec l’intention de me présenter lorsqu’il me sort une phrase qui me coupe nette la chique. Mes paupières s’abaissent et se relèvent à plusieurs reprises rapidement, dans le but de comprendre son allusion.

- Pardon ?

Quelques secondes s’écoulent, dans un silence absolument parfait puis, une légère brise secoue faiblement quelques mèches de nos cheveux avant de disparaître aussi mystérieusement qu’elle est apparue.

- T’es pas bien, toi ?

J’suis pas du genre à être impressionnable par des paroles, mais là, je dois avouer qu’on ne me l’a encore jamais faite celle-là. Le moment de surprise passé, je me redresse dans le sofa et secoue la tête et plante mon regard sombre dans le sien.

- Si tu aimes ce genre de pratique, libre à toi, je m’en contre cogne mais très peu pour moi.

Sur le point d’en rajouter une couche, voilà Anya qui débarque, dans une tenue plus que minimaliste. Je rêve ! Non seulement, je découvre un mec sur le canapé de ma copine mais en plus, elle se balade à moitié à poil devant lui. Je vais me réveiller et m’apercevoir que ce n’est qu’un mauvais cauchemar. Bien que… les paroles du gars ravivent mon incrédulité. Toutefois, l’intervention d’Anya ramène un franc sourire sur mes lèvres, même si elles ne sont pas très élogieuses pour lui. Se faire traiter de "c'est rien", n'est vraiment pas très sympa pour lui.

- Vas-y ma puce. Prends tout ton temps. On va faire tranquillement connaissance. Il était sur le point de ramener les bières.

Il est déjà debout et pense même à embarquer l’assiette. Pari perdu ! Il remonte un tout petit peu dans mon estime. J’essaye de chasser les préjugés et surtout ma première impression. S’il crèche chez ma petite amie, c’est qu’elle l’apprécie et qu’au final, ce n’est pas un crétin absolu. Je n’ai pas été le plus amical non plus, il faut le souligner.

Lorsqu’il revient, je prends la bouteille et l’entrechoque avec la sienne alors qu’il se présente. Son résumé est extrêmement bref mais a le don de me faire rire. Immédiatement l’atmosphère se détend.

- Je suis Aydan et petit ami de Anya, histoire de reprendre depuis le début. Une longue gorgée est prise, un rot étouffé s’ensuit avant que je poursuive. Désolé pour le numéro du coq en rut. C’est juste que je ne m’attendais vraiment pas à voir un mec vautré sur le canap’. Et avant que tu ne demandes, non, elle ne m’a jamais parlé de toi. Faut dire qu’on se voit pas trop souvent non plus. Je bosse, elle bosse, c’est pas toujours simple de croiser les horaires et de trouver un créneau qui convienne aux deux.

Petit laïus auquel je ne sais quoi ajouter. Faudrait que je le questionne, histoire de lancer une vraie conversation, trouver un sujet qui puisse nous intéresser tous les deux. Le foot ? Bof, je ne suis pas un grand fan, le base-ball américain encore moins. Lui dire que je vis avec un chat à qui je raconte tout, c’est un peu pitoyable. Mes yeux s’arrêtent sur l’image figée sur l’écran télévisé. Un sourire, légèrement moqueur, courbe mes lèvres.

- T’es dans la merde à ce point là ? Un signe de tête en direction de la télévision est effectué. Certes, Meredith à un joli cul mais se farcir cette niaiserie faut vraiment être désespéré. Elle s’est déjà tapée Derek ? D’ailleurs je me demande ce que les gonzesses peuvent trouver à Patrick Dempsey, il est franchement pas terrible. Et dans les nénettes, ben je préfère nettement Katherine Heigl, celle qui joue Izzie à Ellen Pompeo. Non mais t’es au courant que rien ne se passe comme ça dans les hôpitaux ? Et sinon, tu fais quoi dans la vie ?

Comme quoi parfois il suffit de deux bières et d’un canapé vieillot pour faire retomber une tension telle qu’elle en faisait vibrer l’air. Je garde tout de même dans un coin de ma tête le fait que j’ai réussi à le mettre mal à l’aise au point qu’il s’en énerve avec une facilité déconcertante. C’est toujours un peu drôle d’asticoter les gens, surtout quand ils réagissent.

A son tour il se présente et l’expression ‘coq en rut’ m’arrache un rire sincère, néanmoins je comprends son point de vue. Le quiproquo était quelque peu risible, mais au moins ça a le mérite de m’avoir tiré de mon ennui pendant un temps. Il souligne qu’Anya ne lui a jamais parlé de moi et ça n’a rien d’étonnant. On ne s’était pas vu depuis longtemps, peut-être même depuis la fac, et elle a quand même accepté de m’héberger quand je l’ai appelé il y a quelques jours en panique totale. J’aurais été salement dans la merde si elle m’avait dit non, mais elle n’est pas comme ça. Pourtant je garde ces explications-là pour moi, craignant que, faute de sujet de conversation en attendant sa copine, il cherche à creuser mon passé récent et la raison de ma présence sur le canapé de sa meuf. Fort heureusement, il enchaîne en me parlant de Grey’s Anatomy. Je lui réponds avec un ton amusé :

« T’as l’air vachement bien informé. » Enfin, plus informé sur le cul des actrices qu’autre chose mais admettons. L’air léger, je lui raconte : «  Ah bah oui elle s’est tapé Derek depuis le temps, ils ont même des gosses et tout. » Je suis beaucoup trop bon public pour les séries. Tant qu’il y a des images qui bougent sur l’écran, je suis prêt à regarder plusieurs saisons. Je reprends : « Non mais tu comprends pas, ça a aucun putain de sens, c’est ça qui est génial. Y a des épisodes complètement cons. Genre un moment il y a un gars un obus dans le bide qui risque d’exploser. Alors oui je me doute qu’on est loin de la réalité, mais le n’importe quoi a toujours un côté très drôle. »

Le moins que l’on puisse dire, c’est que cette série est un programme divertissant parfait pour échapper à toutes les idées tortueuses que j’essaie d’oublier. Ça m’évite de penser en boucle à ce que j’aurais pu faire, au fait que j’aurais dû partir plus tôt, à l’idée terrible que je vais devoir tuer quelqu’un pour le bouffer à un moment ou à un autre. Ouai. Vaut mieux se noyer dans Grey’s Anatomy et d’autres séries plutôt que dans cette merde-là. Je bois une gorgée de bière et Aydan fait dériver le sujet loin des émissions télé populaires pour revenir au monde réel. Je hausse les épaules et lui répond :

« Pour l’instant je cherche du boulot. » Et il faudrait que je me bouge un peu le cul, mais ma fuite de Winnipeg a été un peu trop violente pour que je puisse m’en remette en moins de quarante-huit heures. J’ai bien le droit de me morfondre un peu, non ? Jetant un œil à mon interlocuteur, je lui demande en retour : « Et toi tu fais quoi ? Tu travailles avec Anya ? » Je ne suis même pas tout à fait sûr de ce qu’elle fait dans la vie. Un truc de bureau, il me semble. J’enchaine, histoire de faire la conversation : « Et vous êtes ensemble depuis longtemps ? » Je réfléchis un instant et ajoute : « C’est vrai que ça a dû te faire bizarre que ce soit moi qui ouvre la porte. »

Surtout dans cette tenue, mais j’ai un peu trop subi la jalousie pour ne pas mal y réagir. C’est sans doute pour ça que je l’ai tant emmerdé. Je pourrais m’en excuser, mais j’estime qu’on a été con tous les deux et que finalement on est à égalité sur ce coup-là. Et puis Anya va sans doute déjà me passer un savon, alors ça ira bien comme ça.