Une fine pluie avait posé un manteau d’humidité glaçante et constante depuis quelques jours et c’était un miracle que le temps soit clément aujourd’hui. Chaque sentier réservait son lot de flaques et d’endroits boueux et, si la randonnée n’était pas l’activité favorite de Ginevra, elle avait tout de même des vêtements et chaussures adapter pour crapahuter dans les hauteurs boisées entourant la ville. Ce qui n’était visiblement pas le cas du sorcier qui l’accompagnait et dont elle pouvait entendre les grommellements, notamment sur le fait qu’il avait dû aller la chercher à plusieurs centaines de mètres en contrebas pour la conduire à l’endroit où on avait besoin d’elle. L’Alchimiste ne s’en formalisa pas et continua d’avancer en silence, tentant de garder un souffle régulier pour ne pas se retrouver à bout avant d’arriver.

L’appel de la FSV, s’il n’avait en soit rien de surprenant, avait été étonnamment cryptique, même pour eux. Les sorciers aiment le mystère, mais de là à lui demander de se déplacer sans vraiment lui dire pourquoi… Enfin demander, ça avait presque été un ordre et au vu du ton de son interlocuteur, elle avait décidé d’accepter. Même après deux cents ans, la curiosité ne lui avait pas encore fait défaut. Il fallait noter que retrouver les sorciers à l’extérieur, au milieu de nulle part et non pas dans une de leurs salles dédiées avait également de quoi intriguer. Preuve en était le sorcier qui lui servait de guide : les randonnées ce n’était pas trop leur genre. Pour toutes ses raisons, elle avait laissé de côté ses recherches sur un mélange probant entre divers alliages et du diamant pour aller se perdre en forêt pour une raison inconnue. Elle espérait sincèrement que cela en valait la peine…

- AH ! Visconti, enfin vous voilà, je commençai à me demander si Richardson ne s’était pas perdu en route.

Si Richardson se contenta de grommeler pour ensuite s'éloigner pour prendre un café brûlant, Ginevra alla saluer l’armoire à glace qui dirigeait les opérations, sa main disparaissant dans l’immense paluche de Gregory Ferdinand, le responsable de tout ce qui touchait à des crimes impliquant de la magie et à absolument cacher aux humains. Qu’il soit présent et qu’on lui ait demandé de venir en renfort de cet expert à la longue expérience en disait long sur ce qui les attendait un peu plus loin. Elle suivit Ferdinand et ne tarda pas à comprendre pourquoi il y avait une douzaine de sorcier dans un périmètre si restreint, certains prenant des photos, la plupart discutant en chuchotant, le visage pâle, alors qu’un autre vomissait un peu plus loin, sa collègue lui massant le dos.

Au milieu d’une clairière, on s’était visiblement amusé à repeindre le sol et les troncs environnant de tout un tas de chose allant du sang aux entrailles. Que tout cela ait tenu malgré la pluie ininterrompue des derniers jours laissaient présager que cela était récent. Au moins l’humidité ambiante et l’air de la forêt masquait l’odeur qui sinon aurait sans doute donné des haut-le-cœur à Ginevra. Le spectacle était particulièrement répugnant quand on se rendait compte que les restes, si on pouvait les appeler comme ça, étaient humains. Difficile de ne pas voir la main arrachée au deux doigts mâchouillés au milieu du carnage. Quelque chose s’était acharnée et devait être sacrément en rogne pour faire un tel carnage. Ferdinand se tourna vers Ginevra, observant les réactions de l’Alchimiste qui gardait une expression neutre.

- Moi qui pensais que vous vomiriez aussitôt.

- J’ai vu pire…

Le colosse arqua un sourcil mais se garda de tout commentaire en l’invitant à avancer et à examiner les lieux. Pas un mot sur ce qu’ils avaient déjà découvert, elle allait devoir tirer ses propres conclusions seule. Test ou manière de ne pas l’influencer, difficile à dire, mais elle n’en avait cure pour le moment. Quelque chose avait attiré son attention. De profondes griffures avait marqué le sol, le bois et la pierre, mais aussi, et surtout, les os. Des traces de crocs également et un relent de magie imprégnée jusque dans le sol. Récent, tenace, mais qui allait disparaître rapidement et qui ne s’étendait que dans une zone précise, là où avait eu lieu le carnage. Un rituel. Restait à savoir quel genre. Elle élimina d’office tout ce qui concernait l’Alchimie, aucune trace ne ressemblait à ça, et se porta davantage sur un rituel de magie noire. Le macabre c’était leur style, après tout. Mais le carnage ne pouvait venir de ça.

- Un territoire de chasse des garous dans les environs ?

- La frontière est à quelques kilomètres.

Peu probable, donc, s’aventurer hors de son territoire pour un garou ça équivaudrait à sortir des protections de sa meute. Mauvaise idée. Elle s’accroupit au milieu de la zone et examina les traces. Elle n’y connaissait pas grand-chose en loup-garou, mais elle ne les imaginait pas ainsi. Si c’en était un, la bête devait être agile et rapide, mais sacrément forte. Et visiblement très en rogne pour écharper ainsi quelqu’un jusqu’à n’en laisser qu’un fouillis de morceaux sanguinolents à moitié dévorés. Elle fit le tour de l’endroit, examinant tour à tour le sol, puis les arbres. Elle s’arrêta un instant et fronça les sourcils. Là, sur l’arbre, quelque chose avait attiré son regard. Elle se mit alors à fouiner à nouveau dans la zone avant de changer d’avis. Rien à voir avec la magie noire, mais on avait tenté de le maquiller pour le laisser croire.

- Vous avez trouvé quelque chose ?

- Les traces laissées suggèrent un rituel de magie noire, ça concorde avec leur modus operandi habituel. L'excès de gore en plus.

- C’est ce que je me disais aussi, mais je sens un « mais » qui arrive…

Ginevra hocha la tête. Ferdinand était d’un naturel perspicace. Lui aussi était sceptique en voyant l’endroit et, malgré ses propres conclusions, il avait fait appel à elle pour avoir un autre avis. Elle avait de plus en plus de respect pour ce sorcier.

- On a maquillé un autre rituel pour laisser penser à un rituel de magie noire. Qui que ce soit, il n’a sans doute pas eu le temps de se débarrasser du reste.

- Vraiment ? Vous vous basez sur quoi ?

- Certaines traces ne trompent pas. La magie noire a tendance à laisser une empreinte forte et c’est ce qu’on ressent en majorité, mais il y en a une plus diffuse et liée directement à la forêt. C’est subtil, mais perceptible quand on y a déjà eu affaire. Celui qui a fait ça savait ce qu’il faisait. J’imagine qu’il n’y a pas de chaman dans vos rangs.

- Peu, c’est vrai, ils ont tendance à rester entre eux. C’est donc un rituel chamanique ?

- Je pense. De quelle sorte, difficile à dire, il faudrait un chaman compétent, cela dépasse mes connaissances en la matière. Visiblement quelque chose a mal tourné et ils ont dû essayer de masquer le fiasco pour cacher ce qu’ils faisaient. Ils ont sans doute essayé de jouer sur le fait que la FSV n’aurait pas de chaman à envoyer ici.

- Je vois… Richardson, appelle Lovecraft et dis-lui de rappliquer fissa ! On va avoir besoin d’elle pour convaincre un chaman de venir étudier tout ça. Visconti, ça vous dérange de rester ?

L’Alchimiste jeta un nouveau regard autour d’elle. Elle pourrait refuser, rentrer chez elle et reprendre ses recherches, mais elle était intriguée par tout ça. D’un point de vue personnel, obtenir des informations sur des rituels chamaniques dont elle n’avait pas connaissance était inestimable. Et le tout était intriguant. Elle acquiesça.

- Je vais continuer à étudier l’endroit, voir si je trouve quelque chose d’autre.

- Parfait. Allez les gars, on se bouge, couvrez-moi la zone pour éviter que des randonneurs tombent là-dessus. Et que quelqu’un file un cacheton au bleu, il va finir par contaminer la scène avec ses régurgitations !

Elle n’avait pas imaginé que sa journée prendrait cette tournure, pour sûr, mais ça la changeait de sa routine habituelle. Elle en aurait presque remercié le pauvre type qui s’était fait réduire en charpie. Même un nécromancien ne pourrait rien tirer de ce qu’il restait de lui, c’était dire la violence de l’attaque. Il y avait une telle rage dans tout ça, comme si c’était personnel. Quoi qui ait pu faire ça, c’était encore en liberté et visiblement assez fort pour démembrer un homme adulte à mains nues. Juste au cas où, elle tira son téléphone et pianota dessus pour obtenir quelques informations. Cela serait dommage de se rendre compte que tout ça était le fait d’un simple ours noir. Rassurant, sans doute, mais terriblement décevant.

Plus elle restait dans cet endroit, plus Ginevra sentait que quelque chose lui échappait. Et c’était un sentiment qu’elle n’aimait pas beaucoup. Elle avait scrupuleusement fouillé chaque centimètre carré de la zone, mais rien de probant ne lui avait sauté aux yeux. Les faits étaient là et il n’y avait apparemment rien de plus à tirer de l’endroit. Le sol humide avait rendu les traces faciles à suivre, mais elles finissaient par disparaître sans explications aucune. Quoiqu’ai pu être la chose qui avait fait ça, elle était capable de brouiller les pistes ou de se déplacer d’une manière la rendant difficile à suivre. L’une comme l’autre des hypothèses ne lui plaisait guère. Soit elle était intelligente, soit extrêmement bien adaptée à la traque. Elle était déjà visiblement dangereuse, ce genre d’avantages se rapprochait presque d’une triche injuste.

Elle se redressa et retourna auprès de Ferdinand qui avait envoyé Richardson cherché la spécialiste diplomatique. Elle avait déjà eu l’occasion de la croiser dans les couloirs de l’hôtel servant de quartier général et de bureaux à la FSV, mais sa relation avec elle s’arrêtait là. De toute manière, elle n’était que consultante et elle avait déjà fait son travail avec le peu d’informations dont elle disposait au vu de l’endroit. Ferdinand terminait de noter de nouvelles informations sur son calepin quand elle le rejoignit et il ne leva pas les yeux de ses notes lorsqu’elle s’invita à ses côtés. Elle attendit patiemment qu’il referme son carnet et tourne son regard vers elle.

- Du nouveau ?

- J’ai éliminé des hypothèses, mais rien de plus. Je n’ai aucune certitude quant à la chose qui a fait ça. En dehors de ce qu’elle n’est pas, du moins.

- Développez…

- Aucun animal sauvage vivant dans ces régions ne ferait un tel carnage. Les ours ne sont pas du genre à éparpiller la carcasse et ce n’est pas leur méthode de chasse. Ça nous laisse les créatures surnaturelles. On peut exclure les morts-vivants d’emblée, les zombies sont trop patauds et ne mangent pas de viande. Une goule peut faire des dégâts de ce genre, mais elles quittent rarement leur cimetière d’origine et le plus proche est à une trentaine de kilomètres, donc c’est plus qu’improbable. Un vampire laisserait un corps vidé de son sang, pas une boucherie de ce genre, sauf s’il souhaitait laisser un message, mais vu l’endroit, je ne vois pas qui aurait reçu le mémo. Quelques créatures plus rares pourraient éventuellement faire ce genre de chose, mais il n’y en a pas en Amérique, de ce qu’on sait, et aucune ne correspond aux empreintes relevées. Ça nous laisse trois options, selon moi.

- Seulement trois ?

- Je n’en vois pas d’autres, mais c'est  à prendre avec des pincettes. Soit c’est un loup garou très agressif et solitaire, ce qui n’est jamais bon signe. Le tout aurait été un mauvais concours de circonstance maquillé pour une raison ou une autre. Soit… c’est une créature non répertoriée ou un être créé par magie, comme un homoncule. Le rituel aurait pu servir à sa création ou à l’enchainer et aurait mal tourné, au vu du résultat.

- D’où l’intérêt de découvrir de quel genre de rituel chamanique il s’agissait.

Elle hocha la tête. Aucune des trois perspectives ne l’enchantait vraiment. Si une créature non répertoriée commençait à massacrer des catalyseurs ou des randonneurs, le secret de toute leur existence était mis en péril. Quant à un loup-garou complètement fou, les chances qu’ils se calment après un seul carnage étaient proche de zéro. La moins pire des solutions serait une créature créée par magie, mais c’était la moins probable à ses yeux. Rien ne concordait vraiment, elle avait simplement refusé d’écarter l’hypothèse au cas où il s’agirait d’une manière particulière lié au rituel effectué. Elle écouta Ferdinand demander à deux de ses subalternes de récupérer des échantillons, les faisant pâlir, avant que Richardson ne revienne, accompagné de la fameuse Lovecraft. Qui n’avait apparemment pas chômé, tirant un grognement appréciateur de la part de Ferdinand, ce qui équivalait à des chaleureuses félicitations, chez lui.

- Lovecraft, voici Ginevra Visconti. C’est notre consultante extérieure et c’est elle qui pense que tout ça a à voir avec du chamanisme. Je la soutiens là-dessus, elle sait généralement de quoi elle parle. On a besoin que l’un d’entre eux coopère au plus vite pour étudier cet endroit et nous dire qu’est-ce qu’ils ont foutus dans le coin. Allez donc chercher votre vieux bourru et ramenez-le ici. Visconti viendra avec vous.

Elle haussa les sourcils et se tourna vers Ferdinand, ses poings se posant sur ses hanches. Elle ne payait pas vraiment de mine face à la montagne qu’était le chef de la délégations aux enquêtes surnaturelles de la FSV, mais elle pouvait quand même lui dire qu’elle avait largement rempli sa part du travail.

- Sauf votre respect, ce n’est pas mon rôle. Je suis consultante, pas un de vos agents, je ne suis pas habilitée pour mener une enquête.

- Je sais, c’est pour ça que Richardson vous accompagnera toutes les deux. Résumez la situation à Lovecraft, Visconti, puis je vous veux tous les trois en route pour chercher ce vieux chaman. Pas question de perdre du temps.

L’Alchimiste avait fortement envie de l’envoyer paître, mais son bon sens la rattrapa avant qu’elle ne fasse cette erreur. Il fallait arrêter cette chose au plus vite et ce n’était pas son seul confort qui était menacé, mais bien plus que ça. Elle laissa donc tomber et acquiesça, résumant rapidement à la nouvelle venue ce qu’elle pensait de la situation et la raison pour laquelle il leur fallait absolument trouver un chaman compétent pour étudier l’endroit.

- Cela reste des hypothèses, mais il est clair qu’un rituel chamanique a eu lieu ici et c’est une trop grosse coïncidence pour que ce ne soit pas lié à tout ça. Si le chaman accepte, ça lèvera peut-être le mystère sur la raison de ce rituel et si, oui ou non, c’est lié à tout ça.

Tandis que Richardson ronchonnait tout bas parce qu’il devait jouer les baby-sitter, Ginevra se demanda brièvement si Ferdinand n’avait pas une autre idée derrière la tête. Il y avait toujours la possibilité que quelqu’un soit derrière tout ça, ce qui rendait toute l’enquête bien plus dangereuse que simplement rendre visite à un vieux chaman un peu blasé. Ginevra n’avait officiellement rien d’une mage capable de se défendre face à d’autres catalyseurs et, si elle ignorait tout des compétences de Lovecraft, Richardson était un vétéran et le second du bureau des enquêteurs… Ferdinand avait du flair et, dans le cas présent, elle n’aimait pas ça du tout.